Michel Séméniako

 
Glossaire à l’usage des amateurs de lucioles par Max-Henri de Larminat

Ange

La luciole, à l’instar de cet autre coléoptère sympathique qu’est la coccinelle dite bête à bon Dieu, incarne à première vue une image de joyeuse innocence. Mais comme la coccinelle qui, en dépit de son surnom trompeur, est l’Attila des pucerons, la luciole sous son air volage est un non moins redoutable prédateur. En revanche, si l’on donne le Bon Dieu sans confession à la coccinelle qui vaque joyeusement en plein jour à ses massacres pour la plus grande satisfaction des jardiniers, nul n’oserait s’en remettre aveuglément à la luciole, cette créature de la nuit, dont le comportement reste enveloppé de mystère. La luciole semble en effet littéralement possédée par Lucifer qui, avec la complicité de deux de ses diablotins nommés Luciférine et Luciférase, active la flamme de son extrémité abdominale et contrôle ses accouplements lors de grands sabbats nocturnes. Les scientifiques qui n’ont que faire de notions aussi subjectives que, le bien et le mal, ou, le diable et le Bon Dieu, préfèrent en l’occurrence parler d’un simple phénomène de bioluminescence.

Bioluminescence

Les lucioles sont capables, à partir d’un organe photogénique situé dans les derniers segments de leur abdomen, de créer de l’énergie lumineuse à partir d’énergie chimique. Les cellules de cet organe contiennent de la luciférine, une protéine qui, une fois oxydée grâce à l’enzyme luciférase, émet de l’énergie sous forme de lumière (verte, bleue, jaune ou rouge selon les espèces de luciole). C’est une lumière froide, car la presque totalité de l’énergie est convertie en lumière et très peu en chaleur. La fréquence des pulsations lumineuses est fonction de celle des flux de l’air entrant par les trachées abdominales par lesquelles celui-ci circule dans le corps de l’insecte. La couleur des signaux, est elle aussi le fruit d’échanges chimiques complexes dont les lucioles maîtrisent parfaitement la syntaxe. Trimbalant son abdomen en soufflet de forge et distillant sans trêve des substances luminogènes, chaque luciole a tout d’un laboratoire d’alchimiste sur pattes.

Démon

Quand les lucioles ne s’adonnent pas à leurs parades amoureuses et à leurs feux d’artifice sexuels, elles se livrent à de cruels festins dont les escargots et autres gastéropodes sont les victimes de prédilection. À la manière des araignées, les lucioles injectent dans ces montagnes de viande que représentent pour elles ces végétariens placides, une substance toxique contenant des sucs digestifs qui leur permettent d’aspirer les tissus à moitié digérés. En guise de hors-d’oeuvre, certaines femelles particulièrement voraces ne crachent pas sur les mâles d’autres variétés de lucioles. Elles imitent les signaux lumineux spécifiques à l’espèce de ces crédules vagabonds sexuels toujours en quête de bonne fortune pour illico les dévorer tout crû à l’instant même où ils croient atteindre au bonheur. Le lumignon de la femelle est alors au mâle, ce que la lampe-tempête du naufrageur est au marin perdu dans la nuit : la voie de la perdition alors même qu’il croit enfin toucher au port.

Éléments

Avec les lucioles, les amateurs de la symbolique des quatre éléments sont à la fête. Si ces mouches à feu, comme on les nomme sous d’autres cieux, semblent célébrer avec faste lors de la période des amours les noces de l’air et du feu, elles adorent aussi se glisser dans les milieux humides et secrets où, en lisière de bois et de forêt, elles pondent leurs oeufs. Les larves qui en sortent apprécient tout autant que leurs géniteurs les bordures de fossés et de talus que l’eau imbibe toujours un peu. À l’orée de l’hiver, les larves se glissent sous la surface du sol pour hiberner sous forme de nymphe dans des logettes formées de matières organiques où elles se métamorphosent au printemps de l’année suivante. Au début de l’été, c’est en adultes parfaitement équipés que les lucioles sortent de terre pour dévorer la vie par tous les bouts, partant à la conquête des airs pour frimer et se reproduire à leur tour. Leur mission accomplie, elles retournent définitivement se fondre aux éléments : quelques jours de sursis pour les mâles désormais inutiles, précédant de peu les femelles qui lanternent encore un peu, le temps de pondre les oeufs.

Haïku

La nuit est propice à la pratique contemplative et méditative du Haïku qui exige silence et solitude, mais comme le spectacle féerique d’un ballet de lucioles aurait plutôt tendance à distraire l’auteur de haïku de son ascèse poétique, celui-ci s’identifie plus volontiers avec quelque luciole égarée comme lui, loin de l’agitation et des turpitudes de ses semblables. Entre la bestiole et lui, le poète jette alors le pont ténu des 17 syllabes du haïku, cette configuration verbale que les Japonais ont inventée pour franchir l’abîme d’étrangeté qui les sépare des choses les plus familières.

Ainsi, Fûtéki :

De l’obscurité / à l’appel de l’homme obscur / une luciole. Ou, Koi Nagata, que la lueur d’une luciole traverse comme un éclair de lucidité : Une luciole / éclaire / une autre luciole, morte. Ou Taigi que le spectacle de la beauté renvoie à sa solitude un instant oubliée : Oh ! Une luciole qui vole. / Je voulais crier « regarde ! » / mais j’étais seul.

Lettres d’amour

Traversant une prairie investie par des lucioles, nous sommes troublés par un sentiment de déjà vu. Les premiers mots d’un célèbre roman policier s’imposent : La ville était calme, trop calme ! Cette mégapole herbeuse que nous surplombons de tout notre haut, nous en avons déjà survolé maintes fois la version humaine, en préambule de thrillers hollywoodiens, fouillant avidement du regard une ville inquiétante et somptueuse, en proie à ses démons nocturnes, embrasée d’une multitude de lumignons humains dont les desseins obscurs s’entremêlent inextricablement. C’est souvent le plus beau plan du film et le seul qui vaille. Celui qui déclenche nos cogitations métaphysiques et dont l’image continue à nous hanter quand la suite de l’histoire s’est effacée depuis longtemps de notre mémoire. Êtres de lumière qu’occultent comme nous par intermittence des parts d’ombre, les lucioles se frayent à nos pieds un chemin, ou s’ébattent au-dessus de cette jungle de repères clignotants et de leurres chatoyants. Ici, toute lumière leur est signe, appel d’urgence ou piège, et la moindre modification du rythme ou de la couleur de leurs émissions caudales suffit à exprimer les impératifs du désir brut, ou les subtiles variations de leurs lettres d’amour.

Photogénie

Les lucioles sont dotées d’un organe photogénique, mais elles ne sont pas pour autant particulièrement photogéniques, au sens esthétique du terme. Si d’aventure, dans ses pérégrinations diurnes, le photographe venait à surprendre blotti dans l’ombre d’une cachette humide quelque luciole, il lui semblerait incongru de nommer luciole cet insecte d’aspect fort banal exposé à la lumière du jour, tant le terme luciole est associé au magicien qui nous enchante à la nuit tombée. Le photographe ne daignerait sans doute ni gâcher sa pellicule ni gaspiller ses pixels pour ce petit coléoptère qui attend discrètement en coulisse que la nuit lui ouvre un territoire à la mesure de son art. Mais quand, sortant de l’anonymat, ce noctambule s’enflamme pour partir en quête de l’âme soeur, c’est alors pour le photographe époustouflé le commencement des ennuis, tant la photogénie du spectacle l’oblige à résoudre de défis techniques.

Télévision

Depuis que la télévision règne dans les fermes les plus reculées, la nuit n’est plus ce qu’elle était. Au photographe qui cherchait de bons coins à lucioles où planter son trépied, on répondit souvent que, « certes, dans le temps, on en voyait un peu partout, mais à présent, allez savoir ce qu’elles sont devenues ? » En fait depuis que dans le poste, la ville est à la campagne, personne n’a envie de lâcher sa ration de téléréalité pour prendre le temps d’aller voir où en sont les étoiles de leur rotation imperturbable, et les lucioles de leurs parades amoureuses. Et si d’aventure la transmission laisse à désirer, interrompant les travaux d’approche du héros qui est en passe d’arriver au même résultat que les lucioles dans le pré, le cercle de famille peste contre l’écran qui se transforme soudain en cage à lucioles, traitant de neige le phénomène intempestif. Nul ne profite de l’aubaine pour philosopher, à l’image de Che Yin, sage chinois qui, au IVe siècle de notre ère, n’écrivait jamais si bien que la nuit, à la lueur du désir de vivre des petites bestioles.

 
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